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Annonce 5e RHO « Monde ouvrier et religions à Saint-Étienne (et ailleurs) au XXe siècle jusqu’à nos jours » (janvier 2018)

Problématique des 5es Rencontres d’Histoire Ouvrière de Saint-Étienne

« Monde ouvrier et religions » - Janvier 2018

Depuis la création des Rencontres d’Histoire ouvrière, le Gremmos s’est intéressé à différents aspects des relations sociales et économiques qui ont touché le monde ouvrier dans le bassin stéphanois, durant le XXe siècle. Cette année, il s’est fixé pour objet d’étudier l’interférence des religions avec le monde ouvrier, une thématique que nous n’avions pas abordée jusqu’alors, une thématique pourtant tellement riche d’informations sur les comportements et les engagements.

A priori l’adhésion religieuse appartient à l’intime de chacun, mais elle participe aussi éminemment au collectif, comme l’a démontré Durkheim [1], dans la mesure où les religions, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes, structurent une pensée, une pratique, une communauté, des aspirations.

Il convient de savoir si les travailleuses et les travailleurs, et entre autres, celles et ceux de la région stéphanoise, demeurent au XXe siècle des pratiquants ? Dès lors leurs comportements s’alignent-ils en conformité aux préceptes de leurs Églises ou au contraire gardent-ils une position relativement extérieure et critique vis à vis de leur hiérarchie ? Quelle influence reconnaissent-ils aux valeurs de la République dans leurs engagements, une République qui s’affiche souvent comme anticléricale et laïque ? Quant à l’Église elle-même, de quelle autonomie fait-elle preuve dans ses engagements et désengagements politiques qui la font se rapprocher ou s’éloigner de la classe ouvrière ? Enfin, comment les travailleurs maghrébins se positionnent-ils face aux sollicitations parfois contradictoires d’être à la fois des pratiquants musulmans et des citoyens français ?

Si ce travail d’élucidation des 5es RHO porte sur le bassin stéphanois, c’est qu’il s’agit d’un espace d’étude pertinent. Ses populations, souvent issues de migrations, arrivent avec une imprégnation religieuse encore forte. Que ce soit quand elle proviennent des « montagnes » proches à forte prégnance catholique – la « petite Vendée » de Haute-Loire, les Monts du Lyonnais ou du Pilat – et protestante – le haut plateau ardéchois –, ou musulmane – pays du Maghreb puis d’Asie mineure. Elles contribuent ainsi au cosmopolitisme local tant humain que religieux. Des comparaisons riches de sens sont possibles avec d’autres régions industrielles françaises : l’est lorrain, le bocage normand ou la région de Saint-Nazaire.

De la révolution de 1848 et de la Commune, toutes les deux achevées sur des massacres, il reste une tradition, celle d’une république sociale, celle que Michèle Riot-Sarcey a recherchée et définie comme la liberté de « pouvoir agir » des ouvriers [2]. Si cette tradition fut reprise par les syndicalistes révolutionnaires, les partisans de l’autonomie ouvrière furent vaincus par les « défenseurs du collectivisme d’état » ou « de la représentation parlementaire » à laquelle les classes aisées se rallièrent. De ces événements traumatisants et fondateurs le monde ouvrier a gardé une forte tendance à l’anticléricalisme, voyant souvent dans l’Église catholique un défenseur de la hiérarchie engendrée par l’industrialisation, voire un prêcheur de résignation.

À partir de 1870 s’instaure et croît dans la société une lutte sourde entre deux emprises : celle de l’Ordre moral et du paternalisme d’une part, celle de l’anticléricalisme, de l’irréligion, de l’intransigeance laïque, voire de l’athéisme militant d’autre part. Dans les années 1890, se développent une vraie compétition entre les œuvres religieuses et les initiatives issues du monde associatif laïque.

L’héritage culturel et religieux, issu du christianisme social, a été renouvelé en 1891 par l’encyclique Rerum Novarum et le développement du Sillon. Catholiques et protestants rivalisent d’initiatives pour secourir des populations ouvrières touchées par la crise économique et la perte de la foi religieuse. Le projet était tout à la fois d’évangéliser les masses, de les secourir dans leur détresse, de lutter contre le « syndicalisme athée » [3], voire de restaurer un ordre social chrétien. Des œuvres infantilisant les ouvriers, telles la charité patronale ou les usines-couvents, ces courants évoluent vers des formes plus respectueuses de l’identité ouvrière : « jardins ouvriers » du Père Volpette, « œuvre des enfants à la montagne » du pasteur Louis Comte, cercles paroissiaux, centres sociaux de la Loire créés dans la mouvance de l’Église catholique, après 1943, à Saint-Étienne, Saint-Chamond, Firminy et Saint-Genest-Malifaux [4].

Parallèlement, du côté laïque, se multiplient patronages, fêtes, amicales laïques, avec le souci de former des esprits libres, des enfants pétris « des codes de bonne conduite en collectivité », convaincus de l’utilité de la gymnastique et du sport, des esprits animés par le patriotisme, ouverts à la culture

Cette lutte se poursuivit dans d’autres domaines. Ainsi par exemple, grandit une âpre rivalité entre les systèmes concurrents de formation professionnelle des ouvriers. La Loire au début du XXe siècle est le département qui a construit le plus grand nombre d’écoles professionnelles municipales après Paris et le département de la Seine, offre complétée par plusieurs écoles privées.

La loi de séparation des Églises et de l’État, de 1905, votée à l’initiative d’Aristide Briand, député de la Loire de 1902 à 1919, et soutenue par Jean Jaurès, représente un vrai point de rupture. C’est avec elle que la laïcité installe dans le paysage politique et religieux les principes de neutralité, de pluralisme et de liberté de conscience. Elle vise, notamment, à affranchir les consciences du monde ouvrier de l’obéissance religieuse.

La période 1919-1944 qui suit la Première Guerre mondiale est d’abord marquée par une vague de grandes grèves, par les scissions de la SFIO et de la CGT en organisations rivales (PCF et CGTU), par la disparition du courant syndicaliste révolutionnaire et par la création de la CFTC, alors très minoritaire, qui intègre les syndicats féminins chrétiens et prend part à certaines luttes communes dans les années 1920 et 1930. Cette centrale devient plus ouvrière après la création et le développement de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) en France à partir de 1927. En 1936, la CGT et la CGTU se réunifient et un grand mouvement de grèves accompagné d’un formidable développement des syndicats, accompagne l’élection du gouvernement de Front Populaire, avant un nouveau reflux dû à l’éclatement du Front populaire et à l’approche d’une nouvelle guerre.

Alors que de nombreux militants des organisations « chrétiennes » reprochent à la majorité de l’épiscopat d’avoir eu beaucoup d’indulgence à l’égard du régime de Vichy, le rôle joué par le PCF dans la Résistance lui permet d’exercer à travers la CGT une très grande influence dans le mouvement ouvrier à la Libération [5].

On assiste ainsi à un rapprochement entre les organisations catholiques de jeunesse et la CFTC d’une part et les organisations appartenant au bloc PCF-CGT d’autre part [6]. Pour certains membres d’organisations ouvrières catholiques (MLP, MLO), les vrais militants ouvriers se trouvaient dans la mouvance communiste. L’ignorer, c’était courir le risque de se couper du mouvement ouvrier. Ce rapprochement, sauf pour un petit nombre de militants qui rejoignirent la CGT ou le Mouvement de la Paix [7], fut limité à une pratique de plus en plus importante de l’unité d’action. Il n’alla pas jusqu’à l’unité organique entre CGT et CFTC, que la CGT avait, dans un premier temps, cherché à imposer. Par sectarisme et dogmatisme une partie des dirigeants de la CGT ont contribué à transformer la CFTC en pôle alternatif et démocratique.

Il nous faut accorder une place au rôle de l’action catholique en milieu ouvrier après la Seconde Guerre mondiale. L’action des militants de la JOC et de la JOCF peut être comprise comme un vecteur d’éveil et de formation des jeunes. Dès lors et compte tenu de la place de la galaxie communiste, on assiste à une rivalité entre mouvements de jeunesse : UJRF versus JOC. Ce mouvement, bien qu’encadré par des aumôniers, n’a pas toujours été perçu par la hiérarchie comme très orthodoxe. Ses discours et ses prises de position se singularisent lors des élections et des conflits du travail. Il sera intéressant d’étudier de ce point de vue la grève des mineurs de 1963, à l’image de celle de 1948 [8].

Après 1950, la CFTC s’est détachée de l’emprise du MRP. Un courant de catholiques de gauche, dont certains s’investissent plus tard au PSU et au parti socialiste, grandit en son sein [9]. Dans les années 1960, encouragée par certains positions prises par le concile Vatican II et dans l’espoir de devenir un grand syndicat démocratique, elle choisit de se déconfessionnaliser, puis de conclure en janvier 1967 un accord avec la CGT. Celui-ci marque le début d’une alliance stratégique à long terme entre les deux centrales, même si celle-ci elle est émaillée de conflits.

Comment se traduisent ces affrontements et ces cohabitations à l’échelle locale ? Peut-on, au niveau d’une commune ou d’un quartier, voir ce qui se passe dans les domaines de la gestion sociale, culturelle, éducative ? Deux communes peuvent servir de matrices à cette réflexion. À La Ricamarie et à Roche-la-Molière, les crispations se structurent autour de la politique des Houillères. Celles-ci tablent sur les structures catholiques (Harmonie des mineurs, écoles privées, service de santé, patronage, syndicat CFT) pour contrer l’influence de la CGT et du PCF qu’elles redoutent depuis la grande grève de 1948. La population d’origine polonaise se retrouve au cœur de cette compétition.

À Firminy-Unieux, longtemps s’opposent les politiques de deux entreprises : Holtzer, d’inspiration protestante luthérienne, et Verdié (Aciéries et forges de Firminy), de culture catholique. Leur implication sociale (équipements patronaux d’Unieux, cités, écoles, sport, épicerie), leur position face au syndicalisme ont été étudiés [10]. Les enjeux politiques méritent eux aussi une vraie attention.

Dans ces années 1960 et 1970, la CFDT, en prônant l’autogestion et le contrôle ouvrier, renoue avec la part oubliée du syndicalisme français des années d’avant la Première Guerre mondiale . Une polémique a opposé à ce sujet René Mouriaux et Guy Groux qui voulaient y voir une origine chrétienne [11], et Frank Georgi qui insistait sur la disponibilité idéologique des militants de la CFDT et leur aptitude à accueillir « des théories et expériences venus d’autres horizons culturels, (…) le syndicalisme révolutionnaire de Pelloutier, (…) les conseils ouvriers de Hongrie et de Pologne en 1956 » [12].

L’évolution de la CFTC en CFDT se traduit par des ruptures sur des positions fondamentales du catholicisme social : l’abandon du soutien à la famille et au salaire de la mère au foyer ; la reconnaissance de la lutte des classes ; l’engagement pour le droit à la contraception et à l’avortement. Les militants et militantes « chrétiens » deviennent des militant(e)s syndicaux/es (et politiques) [13].

Quoique de moindre importance, le protestantisme a-t-il eu alors une action propre dans le monde ouvrier ?

Bien des événements internationaux ont eu des impacts sur les rapports religion/ monde ouvrier : l’indépendance algérienne, les transformations décidées par le Concile Vatican II 1962-1965), la Guerre des Six jours (1967) et celle du Kippour (1973), la solidarité avec la Palestine, la grève des chantiers navals de Gdansk et la révolution islamique en Iran (1979). Mais comment les mesurer ? On s’interrogera sur les positions des militants ouvriers et la part qu’y tiennent défense de la liberté individuelle et /ou le respect des convictions religieuses.

La « crise du pétrole » de 1973-1974 a débouché sur une radicale mutation du monde : disparition de grandes entreprises, bastions des syndicats ; naissance et développement d’une nouvelle classe ouvrière avec l’apparition et la multiplication du nombre de « travailleurs neufs, non porteurs des débats de la classe ouvrière » [14] ; désyndicalisation. Pour Xavier Vigna « le passage de l’insubordination à un continent morcelé et silencieux ne cessait d’intriguer » [15]. Dans la même décennie, le bloc communiste s’est écroulé, les idéologies porteuses des militants ouvriers, que ce soit le communisme ou l’autogestion ont été mis au rencart, tandis que les gouvernements socialistes ne parvenaient pas à enrayer la montée du chômage attendue.

La CFDT est passée de l’autogestion au recentrage. La déchristianisation est devenue massive, les catholiques de gauche sont devenus moins visibles. Certains auteurs se demandent ce qu’ils sont devenus [16]. Dans le même temps, l’Islam devenait en partie un « Islam des mosquées », des rébellions éclataient dans les quartiers populaires ; le fait religieux en entreprise s’inscrit alors à l’agenda des politiques.


[1] Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Félix Alcan, coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1912.

[2] Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016. On pourra faire le lien entre cette tradition du mouvement ouvrier français et les idées avancées par la CFDT des années 1960-1970 : autogestion, critique de la division du travail.

[3] Michel Launay, La CFTC, origines et développement (1919-1940), Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.

[4] L’exploitation par exemple des archives du patronage Saint-Joseph, versées aux archives municipales de Saint-Étienne, permet d’en étudier la naissance et le fonctionnement.

[5] Au niveau local : Jean-Michel Steiner, Métallos, mineurs, manuchards. Ouvriers et communistes à Saint-Étienne (1944-1958), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2014.

[6] Jean-Paul Bénetière, L’Union départementale de la CFTC-CFDT de la Loire. Déconfessionnalisation, autogestion, crise et résistance au « recentrage », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

[7] Lire à ce titre les recherches de Daniel Durand, également responsable du Cedmo 42.

[8] Maurice Bedoin, 1948. La grève des mineurs du bassin de la Loire, Saint-Étienne, Actes graphiques, coll. Gremmos, 2017.

[9] Voir à ce titre les archives d’André Garnier, ancien militant de la JOC, responsable départemental de la CFTC puis de la CFDT, du PSU puis du PS, versées aux archives départementales de la Loire.

[10] René Commère, Mémoires d’acier en Ondaine : histoire d’un site métallurgique en région stéphanoise : du martinet à la haute technologie, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2000.

[11] Guy Groux et René Mouriaux, La CFDT, Paris, Economica, 1989.

[12] Frank Georgi, L’invention de la CFDT, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1995, p. 471.

[13] Voir les travaux de Jean-Paul Bénetière.

[14] Selon la résolution générale adoptée par le congrès de l’UD-CFDT Loire en mars 1984.

[15] Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. L’auteur reprend le titre de la Revue Autrement, n° 126, janvier 1992 : « Ouvriers, Ouvrières, Un contient morcelé et silencieux ».

[16] Jean-Louis Schlegel, « Récit. Vers la fin d’une parenthèse », dans Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel (dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2012, p. 541-575. Colette Muller et Jean-René Bertrand, Où sont passés les catholiques ?, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.

GREMMOS le 2017-09-18 07:30:00